L'avenir du passé n° 6

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L'avenir du passé n° 6
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Voici que Bergerac, pour la sixième fois, accueille dans ses murs la felibrejada, autrement dit la félibrée. Mais qu'est-ce donc que la félibrée ? Bien des Bergeracois ignorent le sens de ce mot qui, certes, ne leur est pas familier.

La félibrée est une fête, la fête des félibres, c'est-à-dire des disciples de Frédéric Mistral (1830-1914). Ont droit au titre de félibre tous ceux qui ont pris le parti de suivre l'enseignement de Mistral et de parler, de lire et d'écrire la langue d'oc : la langue dans laquelle, du douzième au seizième siècle, ont été rédigés les livres de la commune, cette langue qui fut la seule et unique écrite et parlée à Bergerac pendant des siècles, cette langue jusqu'à une date récente a résisté à l'emprise du français.

Même si le nom de Mistral n'est pas aussi connu qu'il devrait l'être (c'est l'auteur de ces lignes qui parle), il n'en reste pas moins que le créateur de Mireille, le fondateur du Félibrige, le récipiendaire du prix Nobel, etc., est au dix-neuvième siècle un personnage de premier plan. On peut tout de même regretter (et personnellement je regrette) qu'il n'ait pas réalisé ce à quoi il semblait appelé et qu'il ait préféré les lauriers littéraires à ceux de la politique, et qu'il ait fini par se contenter d'une gloire aussi vaine que tapageuse. Il est difficile, en ce début du vingt-et-unième siècle, de comprendre ce qui a poussé Mistral et ses amis à se charger de cette tâche immense et vraisemblablement irréalisable : restituer à la partie méridionale du pays, c'est-à-dire à ce que l'on nomme aujourd'hui l'Occitanie, tout ce que, génération après génération, siècle après siècle, la France lui a subtilisé. Sur le plan littéraire, le mouvement félibréen fut presque une réussite. Sur le plan politique, ce fut rapidement un désastre. Et dans le domaine social, mieux vaut ne pas en parler. Mistral et les siens n'étaient cependant pas si mal lotis dans la Troisième République. Leur benoîte allégeance leur évitait bien des maux de tête et de pénibles responsabilités. La France poussait tranquillement ses pions. Habilement. Mistral boudait les autorités et les admonestait aussi souvent qu'il en éprouvait le besoin, mais à Maillane, à deux pas du mas que Mistral habitait, la langue de l'école était le français, pas le provençal. Le Félibrige, la division de l'espace occitano-catalan en escòlas fédérées, le rôle du capolièr et celui des majoraux (si nombreux en Périgord, et ce n'est pas un hasard) pourquoi pas ? Tout cela, c'est très bien, sauf que ça n'a pas vraiment marché. En tout cas, pas longtemps et pas partout. À une exception près, laquelle est de taille.

En Périgord, ça a marché, ça tient encore. La preuve : la félibrée se déroule à Bergerac pour la sixième fois, en Périgord pour la quatre-vingt-quatorzième fois.

Le Bournat (lo Bornat) a été fondé en 1901, et il fonctionne toujours, à plus de cent ans d'âge. Il a connu, il connaît des difficultés, comme en connaît toute association. Archaïsme ? Ce n'est pas sûr, ce n'est pas impossible non plus ! Quoi qu'il en soit, passons ! En fait, le Bournat, c'est quoi ? C'est une revue, âgée elle aussi, qui peine à se renouveler, à sortir des chemins battus. Le Bournat, c'est des groupes humains répartis arbitrairement en Périgord, des groupes de vaillants « mainteneurs » qui ne maintiennent pas grand chose, tandis que d'autre groupes collectent assidûment de minuscules trésors, écrits, chants, danses, contes… Ainsi, nous apprenons qui nous sommes et qui nous voulons être. Le Bournat est, finalement, tout ce qui et tous ceux qui, en Périgord, s'intéressent de près ou de loin à la vieille et jeune culture d'oc. Celle qui a vécu comme à celle qui se crée sous nos yeux. Et tant pis si les Périgordins ont bien du mal à distinguer un adepte du Félibrige et un membre de Novelum, Renouveau (Institut d'Études Occitanes). L'un et l'autre sont des félibres, qu'ils en revendiquent le nom ou qu'ils le refusent. Des associations de défense et d'illustration de la culture occitane naissent, vivent, meurent, renaissent… Toute une existence souterraine parfois, éclatante d'autres fois.

La meilleure preuve que la culture occitane est présente dans la ville, c'est de la montrer ; c'est la félibrée que Bergerac organise pour la sixième fois. Regardons autour de nous : où organise-t-on une fête de la langue occitane, où organise-t-on une félibrée ? Nulle part. Une félibrée digne de ce nom ne peut pas être intime, calfeutrée. Au contraire, elle doit être grand ouverte, populaire, généreuse, ensoleillée. En dehors de la Dordogne, où célèbre-t-on correctement la félibrée ? Nulle part. Je ne crois pas qu'on ait vraiment réfléchi au fait que le Périgord continue seul à célébrer la fête de la langue, de cette langue aux multiples noms : langue d'oc, provençal, limousin, occitan ou patois. Pour obtenir une première réponse, il suffit de consulter les évaluations qui, de temps en temps, sont publiées par la presse régionale.

La Dordogne est le département de l'Aquitaine où il y a le plus de personnes qui parlent, lisent et écrivent l'occitan – terme que je préfère à celui de « patois », mais gardez « patois » si vous y tenez tant ! L'essentiel, d'ailleurs, n'est pas de nommer la langue, l'essentiel est de la parler. De l'utiliser. On ne s'étonnera donc pas de constater que le Conseil Général a décidé de jouer la carte du bilinguisme, et qu'il la joue très bien. Mieux que bien d'autres départements occitans où la langue d'oc a beaucoup de mal à se faire entendre. En fait l'occitan, en Dordogne, est de plus en plus présent dans la vie du pays réel, même si encore sont trop rares ceux qui en ont pleinement conscience. C'est évident que sous le français dominateur subsiste un parler têtu, le nôtre. Et subsiste une culture, la nôtre. Là où ne demeurent que quelques braises, il suffit, pour leur donner vie, de souffler dessus. La félibrée n'est rien d'autre que ce souffle vivifiant.

Bernard Lesfargues

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